CHAPITRE XII

Excalibur

Il y avait, à cette époque, à Kelliwic en Cornouailles, un modeste vavasseur qui portait le nom d’Antor. C’était un homme bon et brave, sage et raisonnable, qui menait une vie exemplaire aux côtés de son épouse et de ses deux fils, Kaï et Arthur. Kaï était l’aîné. C’était un jeune homme de haute taille, avec des traits saillants, et d’une telle impétuosité qu’il fallait toujours prendre soin de le calmer, de peur qu’il ne provoquât quelque désagrément à ceux qui l’entouraient. Le plus jeune, Arthur, était de taille moyenne, avait le visage avenant, les traits fins et réguliers, les cheveux bouclés, la stature large, et un tempérament prudent et réservé. C’était lui qui réussissait le mieux à freiner les trop vives impulsions de son aîné. Mais, cela dit, les deux frères manifestaient une grande affection l’un envers l’autre et ne se perdaient jamais en vaines disputes si fréquentes parmi les jeunes gens qui sont élevés ensemble. Quant à Antor, il partageait son amour entre les deux sans faire aucune différence ou préférence. Pourtant, il savait bien qu’Arthur n’était pas son propre fils, ni celui de sa femme, et n’oubliait jamais comment, une nuit, un homme inconnu était venu lui confier un enfant nouveau-né en le priant de l’élever avec tendresse sans chercher à savoir qui il était en réalité. Et Antor avait tenu sa promesse. Aussi faisait-il tout ce qui était en son pouvoir pour procurer à l’un et à l’autre la meilleure éducation qui fût. C’est pourquoi il décida un jour de partir avec eux et de leur montrer comment vivaient les autres jeunes gens de leur âge lorsqu’ils apprenaient l’art de chevalerie.

Au cours de leur périple, ils furent reçus à la cour du roi Loth d’Orcanie. On les accueillit fort courtoisement, et Kaï et Arthur purent ainsi lier amitié avec les jeunes gens qui s’y trouvaient. Le roi Loth avait eu trois fils de sa femme Anna. Ils s’appelaient Gauvain, Agravain et Gahériet, et c’étaient de beaux et nobles enfants que chacun prenait plaisir à fréquenter. Antor et ses deux fils furent logés dans la demeure même du roi, et la reine Anna leur témoigna les marques d’une amitié très sincère. À vrai dire, Anna ne pouvait s’empêcher d’admirer la prestance du jeune Arthur et, pour sa part, celui-ci trouvait particulièrement émouvante la beauté de la reine d’Orcanie.

Or, pendant leur séjour, il arriva une aventure merveilleuse. Un jour que le roi Loth était à la chasse, dans une forêt voisine, il aperçut une horde de loups et se mit à les poursuivre. Il tua deux louveteaux mais, alors qu’il reprenait sa chasse, il vit arriver un loup qui se coucha à ses pieds. Très étonné, le roi n’eut pas le cœur de frapper l’animal. Il appela ses compagnons et leur dit : « Voyez ce loup qui s’est couché devant moi ! Que signifie cette attitude ? » Les compagnons vinrent aussitôt et virent eux aussi l’animal immobile dans une attitude de supplication. « Voilà une chose merveilleuse, dirent-ils. Il faut que cet animal soit tout à fait exceptionnel pour manifester ainsi tant de courtoisie ! » Le roi se sentait pris de pitié. Il dit aux autres : « Éloignez tous les chiens, et que personne ne touche à cette bête, car je suis persuadé qu’elle a sens et raison. Je lui fais grâce de la vie comme je le ferais pour un homme qui me demanderait la paix ! »

Ainsi fut fait selon la volonté du roi Loth. Quittant la chasse, le roi revint dans sa forteresse, et le loup le suivit docilement, se tenant près de lui et semblant lui témoigner les marques les plus vives de son affection. Puis il fit savoir à tous les siens que ce loup devait être considéré comme un animal familier dont il fallait prendre soin. Les gens de la cour, émerveillés, le gardaient volontiers tout le jour au milieu d’eux mais, le soir, c’est dans la chambre du roi qu’il allait se coucher. Il était d’humeur égale, ne cherchait jamais à faire mal et s’attirait ainsi l’amitié de tous.

Mais un jour que Loth avait réuni un certain nombre de ses barons pour délibérer avec eux des affaires du pays, on ne fut pas peu surpris de constater le changement d’attitude du loup. En effet, dès qu’un des barons, nommé Ythier, pénétra dans la salle, le loup, qui reposait sur un coussin, près du siège du roi, se dressa brusquement sur ses pattes et se mit à grogner de façon inquiétante. Puis, comme Ythier approchait du roi pour le saluer, le loup se précipita sur lui et, attrapant et déchirant son vêtement avec les dents, il essaya de l’entraîner. Le roi eut beaucoup de mal à lui faire lâcher prise et dut recourir à un bâton pour y parvenir. Après quoi, on enferma le loup dans une chambre, mais pendant tout le temps que dura l’assemblée, on l’entendit hurler comme s’il était subitement devenu enragé. Et lorsque les barons se séparèrent et que celui qu’on nommait Ythier fut parti, le loup cessa ses hurlements et redevint aussi calme qu’il l’était d’habitude.

Cette attitude inexplicable ne manqua pas d’intriguer le roi et ses gens. Ils pensaient que le loup avait dû subir quelque outrage de la part d’Ythier, car on ne pouvait comprendre sa fureur qu’en supposant un violent désir de vengeance. Le soir venu, le loup vint se coucher près du roi comme si de rien n’était. Et l’incident fut bientôt oublié.

Un autre jour, Loth et quelques compagnons se retrouvèrent dans la forêt où le loup avait été découvert. Il suivait le roi et sa troupe bien tranquillement, courant de l’un à l’autre, et se montrait de la plus grande amabilité. Mais le soir, comme on était éloigné de la forteresse, on décida d’aller loger dans la contrée. Or, c’est dans les environs de cette forêt que résidait Ythier. Quand la femme d’Ythier apprit que le roi avait passé la nuit dans le pays, elle voulut aller le saluer. Elle revêtit ses plus riches vêtements, et, accompagnée de ses suivantes, elle vint présenter au roi un riche cadeau qu’elle lui destinait en son nom et en celui de son mari. Mais dès qu’elle fut entrée dans le logis où se tenait le roi, le loup sembla de nouveau pris de fureur : il se précipita sur elle, l’attaqua férocement à tel point qu’il lui enleva une partie du nez. Il y eut des cris et des hurlements. On saisit la bête, mais on eut bien de la peine à la maîtriser. On emmena la femme pour la soigner, et le roi se demandait s’il n’allait pas immédiatement tuer le loup qui venait de commettre une si mauvaise action.

C’est alors que se présenta au roi un homme qu’il ne connaissait pas, mais qui avait une attitude toute de sagesse et de sérénité. « Seigneur Loth, dit-il, il ne faut jamais agir sous le coup de la colère. Pourquoi veux-tu tuer cette bête ? Parce qu’elle a attaqué la femme qui est venue t’apporter un présent ? Mais tu pourrais te demander auparavant quelle pourrait être la raison de cette attaque. Or sache que le mari de cette femme est cet Ythier que le loup a déjà agressé quand tu tenais ta cour. Je crois que la coïncidence est trop grande pour la négliger. Je vais te dire autre chose : cette femme, que tu n’as pas reconnue, était autrefois l’épouse du bon chevalier Lionel, que tu aimais tant pour sa valeur et sa franchise, et qui a disparu depuis deux années déjà. » – « Comment sais-tu tout cela ? » demanda le roi. – « Je le sais, c’est tout », répondit l’homme. – « Mais qui es-tu donc ? » L’homme se mit à rire et dit : « Mon nom est Merlin. Je pense que tu as déjà entendu parler de moi ! »

Le roi et sa suite furent bien étonnés de voir ce Merlin au sujet duquel on avait raconté tant de choses merveilleuses et dont on était sans nouvelles depuis fort longtemps. Ils en furent très joyeux. « Explique-nous qui est ce loup, dit le roi, et pourquoi il en veut ainsi à cette femme et à Ythier au point de vouloir les tuer, je t’en prie, sage Merlin. » – « Ce n’est pas à moi d’expliquer, mais plutôt à cette femme. Si tu m’en crois, fais la mettre en prison : je suis persuadé qu’elle finira par dire la vérité sur cette affaire. »

Loth suivit le conseil de Merlin. Il ordonna qu’on se saisît de la femme et qu’on la jetât dans une prison sans fenêtre, où l’on se contenterait de lui donner du pain et de l’eau. Au bout de quelques jours, elle raconta toute l’histoire.

Lorsqu’elle avait rencontré le chevalier Lionel, celui-ci l’avait tout de suite aimée d’un grand amour et l’avait demandée en mariage. Comme il avait fort bonne réputation et qu’il était de haute naissance, elle avait accepté volontiers et s’en était félicitée. Mais le temps s’écoulant, elle n’avait plus guère trouvé de charme à cette union. De plus, quelque chose l’intriguait dans le comportement de son mari, car chaque semaine il disparaissait pendant deux jours et trois nuits sans jamais dire où il allait. La dame lui avait bien demandé des explications, mais il s’y était toujours refusé. À la fin, elle s’était faite plus pressante que jamais. « Je ne peux rien te révéler, dit-il, car si je le faisais, je serais en grand danger. » – « Mais c’est lorsque tu n’es pas là que tu es en grand danger, et je suis tout angoissée à ton sujet ! » Lionel avait alors consolé sa femme, prenant ses interrogations pour des marques d’amour sincère. La dame n’avait pas insisté, certaine qu’il demeurerait sur son refus. Mais un soir, elle avait versé une poudre dans le breuvage de son mari, une poudre qu’elle savait propice à faire parler pendant le sommeil. Et elle avait attendu patiemment qu’il se fut endormi.

Alors, très doucement, elle lui avait chuchoté à l’oreille : « Que fais-tu quand tu t’absentes deux jours et trois nuits ? » Elle l’avait entendu murmurer : « Femme, je deviens un loup. » Elle avait été quelque peu incrédule devant une telle réponse, et elle avait répété plusieurs fois sa question. « Mais alors, s’il est vrai que tu deviens loup, dis-moi comment tu t’y prends. » – « Femme, je me mets tout nu dans la forêt. » – « Et après, que fais-tu ? » – « Je cours pendant la nuit et je me cache pendant le jour. » – « Est-ce parce que tu quittes tes vêtements dans la forêt que tu deviens loup ? » – « Oui, femme, c’est à la suite d’une malédiction que je suis obligé de devenir loup pendant une partie de la semaine. » – « Mais où caches-tu tes vêtements ? » – « Femme, dans la forêt, sur le bord du chemin par lequel je vais, se dresse une vieille chapelle. C’est là, sous un buisson, que se trouve une pierre creuse et large. J’y cache mes vêtements et je les y reprends lorsque je rentre à la maison. Mais si, par malheur, je ne retrouvais pas mes vêtements, je resterais loup le reste de ma vie. »

Ainsi s’était exprimé le chevalier Lionel dans son sommeil par la vertu de la poudre que sa femme lui avait versée dans son breuvage. Et ayant surpris le secret de son mari, elle avait eu l’idée de se débarrasser de lui dans les meilleures conditions possibles. Elle savait que le baron Ythier l’aimait. Il l’avait souvent pressée de répondre à sa passion et elle savait qu’il serait prêt à agir comme elle le lui demanderait. Elle l’avait donc rencontré en secret et lui avait promis de l’épouser s’il lui obéissait. Puis elle lui avait expliqué ce qu’elle attendait de lui.

Quand le moment était venu, le chevalier Lionel était parti pour la forêt. Mais Ythier, qui se tenait aux aguets, l’avait suivi. Il avait vu l’endroit exact où Lionel cachait ses habits. Il avait laissé partir le loup, et, après avoir prudemment attendu, il s’était emparé des vêtements et les avait rapportés à la dame. Et depuis, le chevalier Lionel ne pouvait plus retrouver sa forme humaine et courait dans les bois tout au long de l’année.

On rapporta les aveux de la femme au roi Loth et à Merlin. « Je comprends tout, maintenant ! dit le roi. Mais que faire pour qu’il redevienne un homme ? » Merlin répondit : « Fais demander à la femme où se trouvent les habits du chevalier. » La femme indiqua la cachette où elle avait rangé les vêtements et on alla les chercher. Tout joyeux, le roi voulut immédiatement les apporter au loup. « Non, dit Merlin. Il ne faut pas agir ainsi, car sache que, pour rien au monde, ton ami ne voudrait revêtir ces habits ni muer son aspect de bête en présence de témoins. Où se trouve actuellement celui qui est encore sous sa forme de loup ? » – « Dans ma chambre », répondit le roi. – « Alors, dit Merlin, fais mettre les habits dans une chambre juste à côté de la tienne, et qui ait une communication avec celle-ci. Qu’on fasse cela discrètement, sans prononcer aucune parole, et qu’on entrouvre la porte le plus silencieusement possible. Il devra rester seul et découvrir lui-même les habits. » Le roi donna ses ordres : les habits furent donc placés dans une chambre attenante à celle où se trouvait le loup, et l’on ouvrit discrètement la porte qui communiquait avec elle. Puis l’on se retira en silence.

Deux heures plus tard, et toujours sur les conseils de Merlin, le roi Loth s’en alla dans sa chambre. Pour que l’affaire fût bien claire, il avait tenu à se faire accompagner par quelques personnes qui connaissaient le chevalier et qui pourraient donc l’identifier. Quand ils entrèrent dans la chambre, ils eurent la surprise d’apercevoir, couché sur le propre lit du roi, le chevalier Lionel profondément endormi. Et chacun s’extasia sur cette heureuse métamorphose.

Quand il se réveilla, il montra un visage rayonnant de joie et remercia le roi d’avoir eu la patience et la bonté de mettre fin à sa douloureuse épreuve. Et il ne redevint jamais loup, car Merlin avait fait en sorte que la malédiction qui le frappait fût définitivement effacée par la vertu de ses sortilèges. Quant à la femme et à son complice Ythier, ils furent à jamais bannis du royaume, tandis que Lionel recouvrait tous ses biens. Et le roi Loth demanda à ses clercs de consigner dans leurs écrits cette merveilleuse aventure.

Cependant, le temps passait et les deux fils d’Antor s’exerçaient chaque jour dans l’art de chevalerie. Le jour vint où Kaï, qui était plus âgé, put devenir chevalier, et il fut ainsi armé de la main même du roi Loth, en même temps qu’un de leurs meilleurs compagnons de joute, qui avait nom Bedwyr, fils de Bedrot. Il venait du Nord et était un familier de la cour d’Orcanie, car il y avait été élevé. Kaï et Bedwyr furent bientôt inséparables et une grande amitié les lia toute leur vie. Il faut dire que tous deux étaient de remarquables guerriers. Kaï avait une vigueur caractéristique qui lui permettait de rester neuf jours et neuf nuits sans dormir, lorsqu’il le fallait. De plus, il était très grand et pouvait se hausser jusqu’au plus haut des arbres, dans une forêt, pour examiner les alentours : c’est pourquoi on le surnommait Kaï Hir, c’est-à-dire le Long. Sa chaleur naturelle était telle que lorsqu’il pleuvait, les gouttes de pluie ne l’atteignaient pas, car elles s’évaporaient au-dessus de lui. Mais il avait les défauts de ses qualités, et son enthousiasme le conduisait toujours à une vaine témérité. Quant à Bedwyr, bien qu’il lui manquât une main, il pouvait faire jaillir le sang plus vite que trois combattants sur un champ de bataille, car il était extrêmement adroit. Sa lance avait une singulière vertu : elle produisait une blessure lorsqu’elle pénétrait dans la chair, mais elle en produisait neuf lorsqu’on essayait de la retirer. D’ailleurs, dans l’île de Bretagne, personne ne pouvait égaler Bedwyr lorsqu’il disputait une course avec ses compagnons[93].

De temps à autre, Kaï et Bedwyr quittaient la cour du roi Loth et s’en allaient à la recherche d’aventures qui eussent pu mesurer leur valeur réciproque. Arthur les accompagnait, car il servait d’écuyer à son frère Kaï, et lui aussi avait pris Bedwyr en sincère amitié. Il arriva, un jour, que les trois compagnons s’égarèrent sur les terres du roi Mark, fils de Merichiawn. Le roi Mark avait une très belle femme, qui était fille du roi d’Irlande, et que l’on nommait Yseult. Or, cette Yseult était follement amoureuse de Tristan, fils de Tallwch, qui était le neveu de Mark. Les deux amants avaient coutume de se rencontrer en cachette, chaque fois que Mark quittait la forteresse pour aller à la chasse ou pour se lancer dans une expédition guerrière. Tristan donnait rendez-vous à Yseult en jetant des copeaux dans le ruisseau qui passait au milieu de la chambre de la femme[94]. Celle-ci, qui voyait les copeaux, venait à un lieu qui n’était jamais le même, car il ne fallait pas qu’on pût les surprendre. Or, ce jour-là, Tristan avait demandé au porcher de Mark de porter un message à l’un de ses amis, et il s’était proposé pour prendre sa place, ce qui lui aurait permis de recevoir Yseult dans sa cabane.

Mais Kaï, Arthur et Bedwyr avaient été témoins de la scène et n’avaient pas été dupes du manège. Ils se dirent que c’était une bonne occasion de s’emparer du troupeau de cochons de Mark et de le ramener à titre de butin, car il était évident que Tristan serait distrait et aurait autre chose à faire que surveiller les bêtes. Alors, ils virent Yseult arriver et s’engouffrer dans la cabane du porcher en compagnie de Tristan. Ils attendirent quelques instants, puis Kaï et Bedwyr se mirent en devoir de rassembler le troupeau tandis qu’Arthur faisait le guet. Mais Tristan, qui était sur ses gardes, sortit de la cabane pour savoir d’où venaient les cris qu’il avait entendus. Arthur, pour donner le change, engagea la conversation avec lui. Tristan, qui avait la réputation de ne jamais refuser le dialogue avec quiconque, lui répondit aimablement. Et les choses en étaient là quand Tristan entendit les cochons qui criaient de façon anormale. Il comprit qu’on voulait les lui ravir et fit de violents reproches à Arthur, l’accusant d’être complice de ceux qui enlevaient les cochons de Mark. Arthur essaya de l’amadouer, lui demandant de bien vouloir leur donner quelques bêtes afin qu’ils pussent prouver leur habileté ; rien n’y fit et Tristan demeura intraitable. Arthur retourna auprès de Kaï et de Bedwyr et leur raconta ce qui se passait. « Eh bien ! dit Kaï, s’il ne veut pas nous les donner, prenons-les par la force. » Et, avec Bedwyr, il se précipita sur le troupeau. Tous deux écartèrent quelques truies, bien décidés à les emmener, mais à ce moment Tristan prit son épée et bondit sur eux[95]. Kaï et Bedwyr abandonnèrent le terrain, car Tristan avait une particularité remarquable : quiconque à qui il tirait du sang mourait, mais quiconque lui tirait du sang mourait également[96]. Et c’est depuis ce jour que Tristan fut appelé l’un des trois plus grands porchers de l’île de Bretagne[97].

Les trois compagnons s’en allèrent, fort dépités du peu de succès de leur entreprise. Et comme ils retournaient à la cour du roi Loth, ils passèrent près du monastère où s’était établi le saint homme Carannog, avec quelques-uns de ses disciples. Carannog possédait un objet merveilleux : c’était un autel qui pouvait flotter sur les eaux de la Severn et sur les flots de la mer. Or, ce jour-là, l’autel avait dérivé de telle sorte qu’il s’était échoué sur la côte, à un endroit où Kaï, Bedwyr et Arthur s’étaient arrêtés pour se reposer. Ils virent l’autel dont ils connaissaient les propriétés, le sortirent de l’eau et l’emportèrent avec eux, se promettant d’en tirer gloire auprès des gens du roi Loth. Mais le soir, alors qu’ils avaient établi leur campement sur une lande, Arthur voulut se servir de l’autel pour étaler la venaison dont il disposait. Il y eut un prodige étonnant : chaque fois qu’Arthur mettait quelque chose sur la pierre, celle-ci se secouait et rejetait ce qu’on y mettait[98]. Effrayés par cette manifestation qu’ils sentaient fort hostile, les trois compagnons reprirent leur route en abandonnant sur place cet autel qu’ils jugeaient plein de maléfices.

Ils longeaient le rivage lorsqu’une brume épaisse se leva. Ils ne savaient plus dans quelle direction aller tant l’obscurité était forte. Ils décidèrent de s’arrêter, sautèrent à bas de leurs chevaux et s’assirent sur un rocher en attendant que le brouillard se dissipât. Mais quand celui-ci se fut levé et que le soleil se remit à briller, les trois compagnons ne virent plus leurs chevaux. Ils eurent beau regarder autour d’eux, explorer les vallons qui menaient vers la mer, ils ne trouvèrent aucune trace de leurs montures. « Nous sommes victimes d’un sortilège ! dit Kaï. Il nous faut quitter cet endroit au plus vite ! »

Ils se mirent à marcher. La lande était déserte, stérile. À peine y voyait-on quelques touffes d’ajoncs maigres et quelques bruyères au ras du sol. Cette lande se terminait par d’abruptes falaises au bas desquelles les vagues déferlaient avec un bruit d’orage terrifiant. Il faisait très frais, mais les trois compagnons commençaient à sentir la fatigue et la soif. « N’y a-t-il point d’eau par ici ? demanda Arthur. Il me semble que nous sommes égarés dans un pays inhabité, comme si nous approchions de l’enfer ! » Ils décidèrent de s’arrêter pour souffler. « Restez là, dit Kaï, et reposez-vous. Pendant ce temps, je vais explorer les alentours pour voir s’il n’y a pas une source. »

Kaï marcha pendant un assez long temps et, après avoir vainement parcouru plusieurs vallons, il aperçut un puits, mais alors une femme le saisit par le bras : « Cette eau m’appartient, dit une voix rauque derrière lui, et personne ne peut la puiser sans que je le permette ! » Kaï se retourna et vit la femme. Et voici comment était cette femme : chacune de ses jointures et chacun de ses membres, du sommet de son crâne à ses pieds, était aussi noir que du charbon. Comme la queue d’un cheval sauvage était la crinière grise et hérissée qui formait la partie haute de sa chevelure. Les branches vertes d’un chêne auraient pu être coupées par la faucille de dents vertes et sombres qui se trouvaient dans sa bouche dont les lèvres s’ouvraient jusqu’aux oreilles. Elle avait des yeux énormes et fumeux, un nez crochu et creux. Son corps était fibreux, recouvert de pustules, comme atteint d’une maladie incurable, et la puanteur qui s’en dégageait était insupportable. Ses tibias étaient tout crochus, tout de travers. Ses chevilles étaient épaisses, ses épaules larges, ses genoux très gros, ses ongles verts. Horrible et répugnant était l’aspect de cette femme.

Kaï lui demanda cependant : « Femme, pourrais-je puiser de l’eau dans ce puits pour moi et mes deux compagnons ? Nous avons perdu nos chevaux et nous souffrons de la soif dans cette lande déserte ! » La femme répondit : « Je te le permettrai bien volontiers si, auparavant, tu me donnes un baiser sur la joue. » Une telle réponse horrifia Kaï : « Non ! » s’écria-t-il. – « Alors, tu n’auras pas d’eau ! » dit la femme. Kaï tenta de prendre la cruche, mais d’un coup de genou la femme le fit tomber de tout son long sur le sol, où il se blessa durement contre des roches très coupantes. Kaï se releva et dit en maugréant : « Je préfère périr de soif plutôt que te donner un baiser, et sache que je ne le ferai pas même pour trouver le trésor le plus fabuleux du monde. » La femme se mit à ricaner : « Il n’y a pas de trésor plus précieux que l’eau », dit-elle. Mais Kaï retourna auprès de ses compagnons.

« As-tu trouvé de l’eau ? » demanda Bedwyr. « Non ! » répondit simplement Kaï. Et il s’assit. « Je vais donc y aller moi aussi ! » dit Bedwyr. Il marcha pendant un assez long temps et vit la femme qui était si laide. Mais, pas plus que Kaï, Bedwyr ne voulut consentir à donner un baiser à cet être monstrueux. Il revint donc auprès de ses compagnons. « Eh bien ! dit Arthur, je crois que c’est à moi de tenter ma chance ! »

Il prit le même chemin que Kaï et Bedwyr, puis il aperçut la femme laide. « Peux-tu me donner de l’eau ? » demanda poliment Arthur. – « Très volontiers, répondit-elle, mais à la condition qu’auparavant tu me donnes un baiser sur la joue ! » – « Qu’à cela ne tienne, dit Arthur. Je veux bien te donner un baiser, et coucher avec toi si tu le désires ! » Et il se jeta sur la vieille femme, la renversant sous lui.

Mais au moment où il lui donnait le baiser promis, il s’aperçut qu’il tenait dans ses bras la plus belle fille qui eût jamais été par le monde, la plus aimable et la plus souriante. Chaque partie de son corps, de la tête aux pieds, était semblable à de la neige sur le bord d’un fossé. Elle avait des avant-bras potelés comme ceux d’une reine, des doigts longs et fins, des mollets étroits et de belle couleur. Deux solides chaussures de bronze blanc maintenaient ses pieds blancs, doux et minces. Un somptueux manteau pourpre la recouvrait, fermé par une broche d’argent brillant. Elle avait des dents de perle rayonnantes de lumière, un œil large de reine, des lèvres rouges comme des framboises.

« Oh ! une fille aux multiples aspects ! » s’écria le jeune homme. – « C’est vrai », répondit-elle. – « Qui es-tu donc ? » demanda Arthur. – « Je suis Souveraineté, dit-elle, mais je n’apparais sous cet aspect qu’à ceux qui le méritent. » Puis elle ajouta : « Va maintenant vers tes compagnons, et prends au passage vos chevaux qui sont à l’abri sous un rocher, sur le rivage. Apporte-leur de l’eau dans cette cruche, mais ne leur en donne pas tant qu’ils ne t’auront point fait un don, celui d’obéissance et de respect. » Arthur quitta la femme, tout pensif, emportant la cruche d’eau. Il retrouva les chevaux et les ramena vers Kaï et Bedwyr. Mais il ne leur donna de l’eau que lorsqu’ils eurent fait le serment de lui obéir et de lui marquer leur respect. Après quoi, ils montèrent sur leurs chevaux et regagnèrent la cour du roi Loth[99].

Cependant l’automne s’avançait et l’on approchait de la Toussaint, ce qui était la fête de la fin de l’été et de l’entrée dans les mois d’hiver[100]. Antor voulait revenir dans sa forteresse de Kelliwic et y réunir ses gens pour y célébrer la fête avec eux. La veille du départ, il y eut un grand banquet pendant lequel le jeune Arthur n’eut d’yeux que pour la belle Anna. Et quand fut venue l’heure d’aller se coucher, Arthur laissa Kaï et Bedwyr regagner la chambre qu’il partageait avec eux et alla prendre l’air sur la prairie qui entourait les maisons. Il allait et venait, un peu nerveux et fort triste de quitter la cour du roi Loth, quand il aperçut Anna, toute seule, qui se préparait à pénétrer dans son logis. Arthur sentit son cœur et son corps s’embraser. Il se dirigea vers elle. Elle se retourna et le regarda avec une grande intensité. Arthur s’approcha d’elle, ne sachant même plus ce qu’il faisait, et lui saisit la main. Elle ne le repoussa pas, bien au contraire, car elle le serra si fort qu’il faillit crier, et elle l’entraîna à l’intérieur de ses appartements. Ce fut seulement au matin que le jeune Arthur alla s’étendre aux côtés de Kaï et de Bedwyr qui dormaient d’un profond sommeil.

Et quand Antor et ses fils, qui partaient en compagnie de Bedwyr, prirent congé de leurs hôtes, Merlin, qui se trouvait là, regarda bizarrement le jeune Arthur, étonné de voir un tel mélange de gaucherie et de détermination dans ses yeux qui étaient encore ceux d’un enfant. Mais il ne dit rien, sachant très bien que cette nuit-là s’était accompli l’irréparable. Et lui-même quitta la cour du roi Loth d’Orcanie quelques jours plus tard, assez triste et désemparé, comme si de nouveau le ciel venait de s’entrouvrir sur sa tête pour lui révéler le tragique destin du monde.

Il se rendit immédiatement à Carduel, mais le roi Uther Pendragon ne s’y trouvait pas. Il venait de partir en hâte, avec une forte troupe guerrière, pour s’opposer à un nouvel assaut des Saxons qui, cette fois, étaient bien décidés à prendre leur revanche sur un roi qui les avait tant de fois battus et rejetés à la mer. La rencontre fut rude et sanglante, et Uther, qui n’avait plus sa vigueur d’autrefois, ne put se dérober davantage aux coups mortels que tentaient de lui assener ses adversaires de toujours. Il fut gravement blessé en plusieurs endroits du corps et tomba de son cheval, demeurant immobile, dans l’herbe souillée de sang. Il savait qu’il était perdu et était plein d’angoisse à la pensée qu’il allait bientôt mourir et qu’il laissait le royaume sans héritier, sans défenseur, en proie à de nouveaux déferlements de violence. Toute sa vie, il s’était battu pour débarrasser le pays de tous les ennemis qui l’infestaient, et il sentait en lui-même une grande lassitude, un grand désespoir. On le transporta dans une chapelle et on l’étendit sur des couvertures, à même le sol. Il souffrait beaucoup de ses blessures et demandait pardon à Dieu des fautes qu’il avait commises.

Soudain, ses yeux s’ouvrirent tout grands et il se mit à sourire : Merlin était là, devant lui, comme autrefois. Il leva péniblement son bras et sa main alla étreindre celle de Merlin. « Merlin ! Merlin ! dit le roi, tu ne m’as donc pas abandonné ! » – « Je ne t’ai jamais abandonné, roi Uther, même lorsque je n’étais pas présent auprès de toi. Tu m’as donné ton amitié et ta confiance, et je ne saurais en aucun cas m’y soustraire. » Le roi se redressa quelque peu : « Mais alors, tout n’est pas perdu ! Que faut-il faire, Merlin ? » – « Je vais te le dire : ordonne qu’on te transporte sur une litière et fais-toi conduire près de tes troupes afin que chaque combattant sache que le roi se trouve parmi eux et qu’il les entraîne vers la victoire. Je te promets que tes ennemis seront tués ou mis en déroute. »

« Mais, dit encore Uther, vivrai-je assez pour connaître cette victoire ? » – « Oui, affirma Merlin, et tout l’honneur en sera pour toi. » On plaça donc le roi sur une litière que l’on porta à travers les prés non loin du lieu de la bataille, sur un tertre d’où l’on pouvait observer tout ce qui se passait. Uther avait repris un peu de force et il s’assit. Mais la vue de la bataille ne fit qu’accentuer son chagrin et des larmes coulèrent sur ses joues. « Merlin, dit-il, je n’ai pas été un bon roi. Je n’ai pas réussi à ramener la paix dans mon royaume. » – « Tu as fait ce que tu as pu, Uther, et tu as été un bon roi. Tu n’as rien à te reprocher. »

« Mais j’ai commis le mal, reprit Uther. J’ai commis des actions odieuses. J’ai désiré la femme d’un autre et j’ai fait en sorte qu’il fût tué. » – « Le grand roi Salomon, si célèbre par sa sagesse, en a fait autant, répondit Merlin. Sache qu’il fallait qu’il en fût ainsi. » – « Mais la souffrance d’Ygerne quand je l’ai obligée à abandonner son enfant ! J’entends encore le cri qu’elle a poussé ! J’ai peur, Merlin, j’ai peur du jugement de Dieu, car je suis un pécheur ! » – « Ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela, mais au prêtre qui viendra t’assister tout à l’heure, Uther. Je n’ai aucune qualité pour te confesser et te donner l’absolution. Je ne suis que ton ami. » – « Je t’en remercie, Merlin, et tes paroles me réconfortent au moment suprême où je vais quitter cette terre. Mais je voudrais te demander encore autre chose. Éloigne tout le monde, je veux rester seul avec toi ! »

Merlin fit comprendre à tous ceux qui étaient là de s’écarter, puis il s’assit à côté d’Uther. « Que veux-tu savoir ? » dit-il. Uther hésitait, cherchait ses mots. À la fin, il se décida : « Cet enfant, Merlin, qu’est-il devenu ? » – « Il n’est pas devenu, répondit Merlin, il deviendra. » – « Que veux-tu dire ? » – « Je dis que ton fils, dont l’image te poursuit comme un mauvais rêve ou un remords cuisant, portera la couronne de ce royaume. Uther, je t’affirme que ton fils sera roi et qu’il accomplira les grandes prouesses qui en feront l’un des hommes les plus illustres de tous les temps. C’est dans ce but que je t’ai obligé à me remettre l’enfant de ta faute. En agissant ainsi, je n’ai fait qu’obéir au plan de Dieu, car ce n’est pas ton intérêt ni même ton honneur que j’ai défendu, mais la lignée royale à laquelle tu appartiens. Il fallait qu’il y eût dans ce royaume un homme à qui confier l’épée sacrée, cette épée de souveraineté dont le nom évoque la foudre : c’est ton fils qui la détiendra et qui la brandira pour achever les aventures du Saint-Graal et maintenir le plus longtemps possible cette Table Ronde que tu as instituée et dont la renommée atteindra les extrêmes limites du monde. Sois en paix avec toi-même, Uther Pendragon, avant de l’être avec Dieu ! » À ce moment, on entendit un grand tumulte. Ce furent des cris, des appels, des galopades de chevaux. Et l’on vit de grandes turbulences sur le champ de bataille. « Voilà qui est accompli, dit Merlin. Roi Uther, les ennemis s’enfuient dans le plus complet désordre, poursuivis par tes hommes qui les traquent sans merci. C’est ta victoire, et cette victoire n’a été acquise que parce que tu étais là. » Un sourire se dessina sur les lèvres du roi. « Maintenant, je peux mourir tranquille. » Et il ajouta dans un murmure : « Ygerne… Sais-tu que j’ai réellement aimé Ygerne ? » – « Je n’en doute pas, répondit Merlin, car seul un enfant de l’amour peut prétendre instaurer la paix entre les hommes. » Et, tandis qu’un prêtre s’approchait pour assister le roi, Merlin s’éloigna lentement.

Uther Pendragon mourut ce soir-là, peu avant la tombée de la nuit, quand montèrent les premières étoiles dans le ciel. « Merlin, veille sur mon fils », avait-il murmuré dans un souffle. Merlin était resté longtemps immobile devant le corps de celui qui avait été son ami, puis il était descendu du tertre et avait pris le chemin qui menait vers la nuit. Au moment où il parvenait près d’un bois touffu, une silhouette se dressa devant lui, celle d’une femme qui paraissait encore très jeune, aux cheveux noirs, aux yeux énigmatiques, au visage hésitant entre l’ombre et la lumière, vêtue d’une longue robe rouge sur laquelle s’accrochaient les derniers rayons du soleil. Merlin s’arrêta et lui dit : « Pourquoi viens-tu rôder autour d’un cadavre comme un vautour ? » La femme éclata d’un grand rire : « Tu voudrais peut-être que je pleure sur le roi Uther ? Tu me connais mal, Merlin ! » – « Je te connais trop bien, au contraire, répondit Merlin, et c’est pour cela, Morgane, que je me permets cette familiarité. Mais d’où tiens-tu que je suis Merlin ? »

« Je te connais depuis toujours, dit Morgane. J’étais là quand tu es né, invisible mais présente quand ta mère t’a rejeté de son ventre pour te livrer à la lumière. J’étais présente au fond de tes yeux quand tu les as ouverts sur le monde. Je sais beaucoup de choses, moi aussi, Merlin, parce que j’ai vécu longtemps dans les mondes intermédiaires, où seuls peuvent évoluer des êtres comme nous, avant de m’incarner dans cette forme où tu me vois. En fait, je suis plus vieille que toi, et je ne suis pas née du diable. Je supporte toute la mémoire de l’univers. Certains hommes m’ont appelée Ishtar ou Isis, ou encore Aphrodite. D’autres m’ont donné le nom de Dana, ou encore celui de Dôn. Peu importe. J’ai toujours été présente quand la terre tremblait et quand le ciel se déchirait sous la morsure de la foudre. Aujourd’hui, je suis Morgane, fille d’Ygerne et de Gorlais de Tintagel. Et j’étais là quand tu es venu semer la mort et la destruction dans la forteresse de mon père. Je t’ai reconnu quand tu as ouvert le chemin de la chambre où dormait ma mère. J’ai vu Uther Pendragon se glisser dans son lit et y commettre le pire des crimes. Et c’est toi qui as fait cela, Merlin, toi que je reconnaissais sous la misérable défroque que tu avais endossée pour mieux tromper ton monde. Je savais que c’était toi et que je te retrouverais un jour, en face de moi. » – « Je le savais aussi, dit Merlin. Il est de toute éternité établi que nos chemins doivent obligatoirement se croiser, ou même parfois devenir parallèles. Mais, toute savante et puissante que tu es, Morgane, il y a certaines choses que tu ignores et auxquelles tu ne peux accéder. C’est peut-être parce que je suis le fils du diable, mais je peux te dire que ton pouvoir est sans effet sur moi. » Morgane éclata de rire. « Je le sais, dit-elle. Je ne peux rien contre toi, mais toi, tu ne peux rien contre moi. » – « C’est vrai », dit Merlin. Et tout à coup, il parut très triste, comme s’il venait de voir dans les yeux de Morgane son propre destin.

« Que vas-tu faire, maintenant ? demanda Morgane. J’imagine que tu vas, une fois de plus, nous étonner avec tes tours de passe-passe. Cela te va bien de changer d’aspect pour mieux faire tomber les autres dans tes pièges ! » – « Si je fais des tours de passe-passe, comme tu dis, répondit Merlin, ce n’est pas à ton usage. Alors cesse ton persiflage, s’il te plaît. Nous valons peut-être mieux que cela, tous les deux, et nous n’avons pas à nous combattre. » – « Tu oublies que j’ai un cœur », dit Morgane. – « Moi aussi », dit Merlin d’un air lugubre. Et il la quitta et s’engagea au plus profond du bois tandis que Morgane demeurait silencieuse à contempler les étoiles.

Après la mort d’Uther Pendragon, le royaume resta donc sans héritier puisque personne, sauf Merlin, Morgane et Urfin, ne savait que le défunt roi avait un fils. Les grands du royaume se réunirent donc pour décider du gouvernement du pays, mais ils ne purent pas s’accorder sur un nom. Les différentes factions faisaient valoir ce qu’elles considéraient comme leurs droits, et on en venait à penser qu’aucune solution ne serait possible sans le recours aux armes. Heureusement, quelques sages proposèrent qu’on fit appel à Merlin pour lui demander son avis. On l’envoya donc chercher.

On mit du temps à le retrouver, car il se déplaçait constamment et se dérobait le plus qu’il pouvait. Il pensait en effet que plus les barons attendraient, plus ils deviendraient nerveux et plus ils seraient disposés à l’écouter. Enfin, un jour, il se présenta devant l’assemblée. « Merlin, dit alors le roi Uryen, nous connaissons tous ta sagesse et nous savons que tu as beaucoup aimé les rois de ce pays. Tu les as aidés dans leurs combats contre nos ennemis et tu as souvent contribué à ramener la paix entre nous. Nous te demandons instamment de nous venir en aide à présent, car ce royaume, tu le sais bien, est un royaume sans roi. Donne-nous ton avis sur ce qu’il convient de faire, pour le plus grand bien de notre peuple et dans le plus grand respect de Notre Seigneur. » Merlin répondit : « Ce ne sera qu’un simple avis, car je ne peux rien proposer d’autre. Je ne suis pas Dieu pour me permettre de décider du sort des hommes. J’ai effectivement beaucoup aimé ce royaume et je me suis efforcé d’aider ceux qui en avaient la charge. Si vous me demandiez de choisir l’un de vous comme roi, vous me feriez confiance, et vous auriez raison, car je ne saurais en aucun cas vous tromper. Mais je ne veux pas choisir, car ce n’est pas mon rôle. Je vous propose donc de vous en remettre à Dieu et à lui seul pour décider de ce choix. Et si vous m’en croyez, demandez donc à tous les barons, à tous les chevaliers, à tous les prêtres et clercs du royaume de se réunir à Noël devant la forteresse de Carduel. Je vous promets que c’est à cette date et à cet endroit que Dieu désignera celui qu’il veut voir à votre tête. »

Ceux qui se trouvaient dans l’assemblée se demandaient quel pouvait bien être le plan de Merlin. Mais comme ils avaient confiance en lui et que, de toute façon, il n’y avait guère d’autre solution que d’attendre, ils se résignèrent à accepter la proposition. On envoya donc partout dans le royaume des messagers et des hérauts pour convoquer les barons, les chevaliers, les prêtres et les clercs, de quelque rang qu’ils fussent, pour le jour de Noël, devant la forteresse de Carduel. Quant à Merlin, il avait déjà disparu et on le cherchait en vain. Il était reparti rejoindre sa sœur Gwendydd, le barde Taliesin et l’ermite Blaise à qui il fit rédiger le récit de la mort d’Uther Pendragon.

Et, la veille de Noël, les gens commencèrent à se rassembler autour de Carduel. Il y avait là tout le ban et l’arrière-ban du royaume, depuis le roi jusqu’au plus petit des chevaliers, depuis l’archevêque jusqu’au moindre diacre, depuis le plus grand savant jusqu’au plus ignorant. Les riches et les pauvres se confondaient dans la foule, et rien ne venait plus marquer les différences.

Merlin rôdait sous l’apparence d’un vieillard qui marchait avec un grand bâton. Il s’attardait volontiers devant des groupes, écoutant ce qui se disait, intervenant parfois lorsqu’il le jugeait utile par une plaisanterie destinée à détendre les esprits. Car, malgré tout, il ressentait la nervosité de cette foule disparate où les intérêts de chacun ne coïncidaient guère avec l’intérêt général. Il passa devant une tente et aperçut Antor avec Arthur et Kaï. Merlin savait que Kaï venait d’être armé chevalier, mais qu’Arthur ne l’était pas encore. Il sourit en regardant le jeune homme s’exercer au maniement de l’épée. Se pouvait-il que cet adolescent aux cheveux bouclés et à la mine si avenante eût été ce nouveau-né vagissant qu’il avait porté dans ses bras de Tintagel à Kelliwic ? Il y avait si longtemps, déjà… Et pourtant Merlin savait que le temps n’existait pas.

Il s’éloigna de la foule et s’en alla errer le long de la rivière. Il faisait froid et le vent qui soufflait dans les arbres dépouillés de leurs feuilles piquait la peau de son visage. Il s’enveloppa davantage dans son manteau de laine, rabattant le capuchon sur sa tête. Merlin se souvenait des longues nuits d’hiver qu’il avait passées dans la forêt, quand il vivait avec les bêtes sauvages. Il pensa brusquement à ce loup gris qui l’accompagnait si souvent et à qui il avait redonné sa liberté. Où pouvait-il être maintenant ? Peut-être dans une autre horde, prêt à se jeter sur des proies ? Merlin frissonna. Mais il avait conscience que ce n’était pas à cause du froid. Merlin avait peur.

Alors, il quitta le bord de la rivière et s’enfonça sous le couvert des arbres. La forêt avait quelque chose de rassurant, quelque chose d’infiniment doux et calme. Merlin aimait se coller le dos contre le tronc d’un arbre : il sentait alors monter en lui toutes les forces mystérieuses qui surgissaient du sein de la terre. Et brusquement, il eut l’image de Gwendolyn devant les yeux. Pourquoi ne pouvait-il pas être l’homme d’une femme ?

« Merlin ! » dit une voix derrière lui. Il se retourna. C’était Morgane, à peine reconnaissable tant elle était engoncée dans son grand manteau de laine de couleur rouge. « Toi aussi, dit-il, tu viens rôder parmi les humains ! » – « Je suis une femme, et j’ai le défaut de toutes les femmes : je suis curieuse ! » Merlin se mit à rire et dit : « Au moins, tu es franche. Mais, au fait, quel est l’objet de ta curiosité ? » – « Ce n’est pas ce que tu penses. Je suis curieuse de voir quel procédé tu as employé pour parvenir à tes fins, fils de diable ! » – « Parce que tu crois vraiment que c’est moi qui ai tout prévu et tout organisé ? » – « Qui d’autre que toi pourrait-ce bien être ! » s’écria Morgane.

« Tu me flattes, dit Merlin, je ne savais pas que j’avais de si grands pouvoirs. Quand donc comprendras-tu que je ne suis qu’un simple instrument entre les mains de Dieu ? » – « Je ne crois pas en ta modestie, Merlin, et je ne me laisserai pas prendre à tes paroles. Je veux simplement voir comment tu agis. Cela te gêne ? » – « Pas le moins du monde, Morgane, tu es libre. Mais si je peux t’aider à comprendre, demande et je te répondrai. » Morgane demeura un instant silencieuse. Ils marchaient à présent à travers les arbres. « Et si je te montrais quelque chose ? » reprit Merlin. – « Tu le ferais vraiment ? » Merlin se mit à rire.

Il lui fit signe de le suivre. Il se dirigea vers un tertre, à la limite de la forêt, et en face de la forteresse de Carduel. Il n’y avait personne, car l’endroit était exposé au vent froid qui soufflait du nord. Il gravit lentement la pente et, lorsqu’il fut arrivé au sommet, il s’arrêta. Morgane l’avait rejoint. Alors Merlin désigna de la main le centre du tertre. Il y avait là un gros bloc de pierre de forme à peu près carrée, surmonté d’un perron qui paraissait être de marbre, et par-dessus une enclume de fer qui pouvait avoir un demi-pied de haut, et dans lequel était enfoncée jusqu’à la garde une épée, dont le pommeau ciselé d’or fin étincelait de mille couleurs. Devant un si étrange spectacle, Morgane ne put retenir un cri d’admiration. « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-elle. Merlin la regarda bien en face, mais elle fuyait ses yeux comme si elle craignait d’être transpercée. « C’est l’Épée de Souveraineté, dit-il enfin, l’épée qui vient des îles du nord du monde, et qui porte le nom de la foudre violente[101]. C’est elle que devra brandir le roi que Dieu a choisi pour ce royaume, et lui seul pourra la soulever et l’arracher de cette pierre, et lui seul pourra la tenir au-dessus de la mêlée sans que sa main soit brûlée par la chaleur qu’elle dégage. Que veux-tu savoir encore, Morgane ? » – « Quel est celui que Dieu a choisi ? » demanda-t-elle. Merlin se mit à rire et dit : « Tu le sauras peut-être demain… »

Et, silencieusement, comme s’il glissait sur le sol, Merlin se sépara de Morgane et s’engagea sous le couvert des arbres. Mal à l’aise, Morgane demeura encore quelques instants immobile à contempler cette étrange épée qui surgissait ainsi de la pierre. Mais le vent était froid. Toute frissonnante, elle descendit la pente et revint vers la forteresse tandis que les ombres de la nuit commençaient à dévorer son visage.

Peu avant minuit, les grands du royaume et les clercs qui avaient été convoqués se réunirent dans la grande église de Carduel, afin d’assister à la messe que devait célébrer l’archevêque de Caerlion sur Wysg, le plus vénérable et le plus écouté des prélats de ce pays. Et chacun, avec ferveur, pria Notre Seigneur de désigner un homme capable de protéger le peuple et d’établir la justice. Quand la messe fut terminée, certains partirent, mais d’autres attendirent dans l’église la messe de l’aube. Un grand nombre de gens traitaient de fous ceux qui pensaient que Dieu s’occuperait lui-même de l’élection d’un roi. N’était-ce pas le rôle des grands du royaume de choisir entre eux celui qu’ils jugeraient le plus apte à porter la couronne ? Et les discussions allaient bon train lorsqu’on sonna la messe. Tous retournèrent à l’église.

Avant de commencer l’office, l’archevêque s’adressa à l’assemblée, lui demandant d’avoir confiance en Dieu qui ne pouvait pas la laisser dans un tel embarras. « Nous nous disputons, ajouta le prélat, pour élire l’un d’entre nous, mais nous devons reconnaître que nous n’avons pas assez de sagesse pour choisir le meilleur. C’est pourquoi il convient de nous en remettre à Dieu seul, car il n’est pas possible qu’en ce jour de Noël il n’accomplisse pas un miracle. »

Tous suivirent les recommandations de l’archevêque, qui célébra l’office jusqu’à l’évangile. Cependant, aussitôt après l’offertoire, un certain nombre de gens s’étaient réunis sur la vaste place qui s’étendait devant l’église. À ce moment-là, il commençait à faire jour, et quelqu’un vint leur apprendre une stupéfiante nouvelle : sur un tertre, non loin de là, une épée était fichée dans un perron. Tous s’y précipitèrent et furent témoins de cet étrange spectacle. Et quand la messe fut terminée, l’archevêque et ceux qui étaient restés dans l’église vinrent à leur tour. « Voilà une chose merveilleuse ! » s’écriaient les uns. « C’est encore une diablerie de Merlin ! » s’écriaient les autres. À la fin, l’archevêque s’impatienta. « Taisez-vous tous ! dit-il. Nous allons bien voir ce qu’il en est ! »

Il fit apporter de l’eau bénite et, en prononçant les paroles de l’exorcisme, il fit une aspersion sur la pierre et sur l’épée. À peine avait-il accompli ce rite qu’à la base du perron apparut une inscription en lettres d’or. Et chacun put lire cette phrase : « Celui qui retirera cette épée de la pierre sera le roi choisi par Dieu. » Et pour que la foule, qui commençait à s’amasser tout autour, pût en avoir connaissance, l’archevêque la lut à haute voix. La foule cria sa joie, mais l’archevêque comprit que, si l’on n’y prenait pas garde, certains allaient se précipiter vers le perron au risque d’écarter violemment les autres, quitte à les blesser ou à les tuer. Il fit reculer tout le monde et confia la surveillance du perron à dix nobles, à cinq clercs et à cinq hommes du peuple. Puis ils retournèrent à l’église où ils rendirent grâce à Dieu en chantant le Te Deum.

Après, l’archevêque s’adressa à l’assemblée en ces termes : « Seigneurs, je ne pense pas que vous soyez aussi sages et raisonnables que je l’espérais. J’aimerais cependant vous faire comprendre que Dieu, en qui est la toute-puissance, a déjà choisi celui qui doit être notre roi. Mais nous ne savons pas qui. Il est donc inutile de nous perdre en vaines querelles. Que les hauts seigneurs de ce royaume ne se précipitent donc pas comme des fous enragés pour tenter l’épreuve, car cette épée ne peut être dégagée sous le signe de la puissance et de l’orgueil. Seule prévaut ici la volonté de Dieu et ni la puissance, ni la noblesse, ni l’audace n’entrent en jeu, et je suis persuadé que même si celui qui doit ôter cette épée n’était pas encore né, personne ne pourrait réussir l’épreuve à sa place. » Tous les grands barons approuvèrent les paroles de l’archevêque et, après s’être consultés, ils vinrent lui dire qu’ils s’en remettaient à lui et qu’ils agiraient selon ses directives.

« Fort bien, dit l’archevêque. Voici donc ce que je vous propose : nous allons tous nous réunir autour du perron, et je désignerai moi-même les premiers qui devront tenter de retirer l’épée. Que les pauvres et les humbles ne s’irritent pas si les puissants s’essaient les premiers, car cet ordre est raisonnable et légitime. Ce sont les barons les plus hauts et les plus nobles qui subiront d’abord l’épreuve. » Tous acceptèrent et promirent solennellement de reconnaître comme roi celui à qui Dieu donnerait la grâce de réussir.

L’archevêque désigna donc cent cinquante des plus grands barons du royaume, du moins ceux qu’il considérait comme les meilleurs, et il les envoya tenter l’épreuve. Il y avait là le roi Uryen, le roi Loth d’Orcanie et tous ceux qui étaient en charge d’un petit royaume, fût-ce le plus petit. Puis il y eut les ducs et les comtes, tous ceux qui portaient une couronne. Mais aucun d’eux ne parvint à retirer l’épée du perron, quelques efforts qu’ils fissent, et certains d’entre eux en eurent grande honte, voire même du ressentiment. Mais ils respectèrent leur promesse et ne firent pas montre de leur humeur. Alors l’archevêque ordonna aux chevaliers d’essayer à leur tour. Mais, les uns après les autres, tous ceux qui saisissaient le pommeau de l’épée et voulaient la retirer du perron durent s’avouer vaincus : l’épée ne bougeait pas d’un pouce et semblait narguer ceux qui avaient tant le désir de s’en emparer. On décida alors de confier la garde du perron à neuf hommes d’une excellente réputation et d’attendre la fin de l’après-midi pour convoquer le peuple et demander à tous ceux qui le voudraient de tenter eux aussi l’épreuve. Et l’on se sépara. Certains allèrent assister à la grand-messe. D’autres s’éparpillèrent dans les environs, chacun commentant l’événement à sa façon et manifestant ses sentiments avec une certaine animosité qui n’était guère propice au recueillement.

Cependant, pour tromper l’attente, de nombreux chevaliers organisèrent des joutes. La plus grande partie de la population alla donc assister à ces spectacles improvisés, et même les neuf hommes qui avaient reçu mission de surveiller le perron quittèrent leur poste pour rejoindre les autres. Lorsque les chevaliers se furent suffisamment dépensés, ils donnèrent leurs écus à leurs valets qui prirent leur place. Mais les joutes dégénérèrent bientôt en bataille rangée et toute la ville accourut. Or, parmi les assistants se trouvaient Antor, ses deux fils et Bedwyr. Ce dernier se lança bientôt dans la mêlée pour faire entendre raison à ces stupides valets qui n’avaient rien de mieux à faire qu’à se quereller ainsi sans motif. Quant à Kaï, il s’y serait bien volontiers lancé, mais il n’avait pas emporté son épée avec lui. Il demanda à Arthur de bien vouloir aller la lui chercher. « Bien volontiers », répondit le jeune homme. Et il partit vers l’endroit où ils avaient dressé leur pavillon.

Mais, quand il fut sur place, Arthur eut beau chercher, il ne parvint pas à découvrir l’endroit où Kaï avait laissé son épée Peut-être, après tout, avait-elle été dérobée par un manant ? Quelque peu désappointé, il retourna vers le lieu de la mêlée, se disant qu’il allait sûrement encourir les reproches de son frère aîné pour n’avoir pas su accomplir sa mission. Et, en cheminant, il passa près du tertre où l’épée merveilleuse était fichée dans le perron « Au fond, se dit-il, peu importe l’épée que je rapporte à Kaï, pourvu qu’il en ait une ! » Et sans descendre de son cheval, il frôla le perron, enleva prestement l’épée et la dissimula sous un pan de sa tunique.

Son frère l’attendait, à l’écart de la foule. Il se précipita vers lui : « As-tu mon épée ? » demanda-t-il avec une impatience qui indiquait assez qu’il voulait en découdre avec le reste du monde. Arthur lui expliqua qu’il n’avait pas pu mettre la main sur son épée mais qu’il lui en apportait une autre qui ferait certainement aussi bon usage. Il sortit donc l’épée de dessous sa tunique et la tendit à Kaï, mais quand celui-ci eut vu de quoi il s’agissait, il pâlit, ne sachant trop ce qu’il fallait en penser. Enfin, il demanda : « Où as-tu trouvé cette épée, petit frère ? » Arthur lui expliqua naïvement qu’il l’avait prise sur le tertre, alors qu’elle était fichée dans un perron. Kaï ne dit rien de plus. Il prit l’épée, la dissimula sous son vêtement et partit à la recherche de son père. « Seigneur, lui dit-il, dès qu’il fut en face de lui, je serai roi, car voici l’épée du perron ! »

Antor n’en croyait pas ses yeux. Oui, c’était bien l’épée du perron, cette épée que Kaï lui-même n’avait pu soulever le matin, lorsqu’il avait tenté l’épreuve parmi les autres chevaliers qui s’étaient présentés. « D’où tiens-tu cette épée ? » lui demanda Antor. « Mon père, répondit Kaï, je viens de l’enlever à l’instant ! » Mais Antor ne croyait pas un mot de ce que lui disait son fils. Il emmena celui-ci en compagnie d’Arthur devant le perron. Effectivement, l’épée n’y était plus, et il était bien obligé de constater que l’épée que tenait encore Kaï dans sa main était bien celle qui se trouvait le matin enfoncée jusqu’à la garde dans le perron merveilleux. Antor dit à Kaï : « Mon fils, ne me mens pas, je t’en prie. Comment as-tu enlevé cette épée ? Si tu mens, je le saurai et tu perdras tout mon amour ! »

Kaï baissa les yeux et se mit à bafouiller. Puis il finit par dire clairement : « Mon père, pardonne-moi, je ne veux pas te mentir ni causer du tort à mon frère. C’est Arthur qui me l’a donnée, mais je ne sais vraiment pas comment il a pu l’avoir ! » – « C’est bien, je te pardonne, mais donne-moi l’épée. » Kaï tendit l’épée à Antor, et celui-ci se tourna vers Arthur : « Cher fils, dit-il, approche, prends cette épée et va la remettre où tu l’as prise. » Arthur obéit et remit l’épée à sa place dans le perron. Antor demanda alors à Kaï de la retirer. Il ne put y parvenir. Puis il ordonna à Arthur de la prendre. Celui-ci la souleva sans le moindre effort. « Cela suffit, dit Antor. Arthur, remets-la en place, et vous deux, suivez-moi ! »

Ils retournèrent vers la ville. Il n’était plus question d’aller se battre pour remettre de l’ordre dans la cohue des valets qui continuaient à se frapper mutuellement à la grande joie d’une foule qui applaudissait. Antor demanda à Arthur de le suivre, et, lorsqu’ils furent à l’écart, il s’agenouilla devant lui. « Qu’est-ce à dire ? s’écria Arthur. Pourquoi fléchis-tu le genou devant moi, mon père ? C’est moi qui te dois le respect et l’obéissance ! » – « Hélas ! répondit Antor, tu te trompes, Arthur ! C’est moi qui te dois obéissance, car tu es mon roi, je le sais. » – « Comment cela ? reprit Arthur. Est-ce parce que j’ai retiré l’épée du perron que cela change le fait que je sois ton fils ? »

« Cela ne change rien en apparence, dit Antor, mais il faut que je te dise quelque chose, Arthur : s’il est vrai que je t’ai élevé et que je t’ai aimé comme mon fils, au même titre que Kaï, il n’en est pas moins vrai que tu n’es pas mon fils par la chair, bien que cela ne change rien à mes sentiments envers toi ! » – « Comment cela, mon père, dit Arthur, je ne comprends rien à ce que tu me dis ! » Antor prit les mains d’Arthur et les pressa avec émotion. « Arthur, dit-il, une nuit, il y a déjà maintenant très longtemps, un homme dont je ne connais pas le nom m’a demandé si je voulais me charger d’un enfant abandonné et m’a fait jurer de l’élever et de l’aimer comme mon propre fils. Et il a fait jurer la même chose à ta mère, je puis ainsi la nommer, puisque c’est elle qui t’a nourri de son lait. Une nuit, cet homme t’a apporté, enveloppé de langes précieux. Tu venais de naître, et tu n’avais pas encore ouvert les yeux. Et depuis, tu es mon fils… »

Arthur se mit à pleurer. « Mon père, dit-il, si tu refuses d’être mon père, qui serai-je donc ? » – « Tu as nécessairement un père et une mère », répondit Antor. – « Mais qui sont-ils ? » demanda Arthur. Antor se mit à pleurer à son tour. « L’homme qui t’a apporté m’a fait jurer de ne jamais chercher à le savoir. Je ne le sais donc pas, mais Dieu m’est témoin que mon épouse et moi, nous t’avons aimé tendrement comme si tu étais notre enfant par la chair. » Arthur obligea Antor à se relever, et il lui dit : « Quoi qu’il puisse advenir, tu seras toujours mon père par le cœur. Mais je voudrais bien savoir ce que signifie cette épée, et pourquoi je suis le seul à pouvoir la retirer du perron. » – « C’est parce que tu es le roi ! s’écria Antor. Écoute-moi, Arthur : quoi qu’il arrive, je t’aimerai toujours comme mon fils, mais je te demande une chose, n’oublie jamais Kaï et garde-le auprès de toi, même s’il te dérange par son impatience et sa témérité. Si tu veux manifester ta reconnaissance envers moi, je te prie d’être toujours le frère de Kaï, quels que soient ses défauts. Ce sera ma consolation de le savoir ! » Arthur était très ému. « Mon père, dit-il, je te le jure, Kaï sera toujours mon frère et ne me quittera jamais ! »

Antor alla trouver l’archevêque qui se reposait dans la forteresse. Il lui expliqua que son plus jeune fils n’était pas encore chevalier mais qu’il manifestait tant de vaillance et de générosité qu’on pouvait lui laisser tenter l’épreuve avant tous les hommes du peuple. Il sut si bien plaider la cause d’Arthur que l’archevêque lui promit qu’il serait le premier admis à monter sur le tertre, lors du rassemblement qui aurait lieu après les vêpres. Et Antor, le cœur gros mais plein d’allégresse, retourna auprès de Kaï et d’Arthur.

Vers la fin de la journée, la foule se rassembla de nouveau autour du tertre. Les rois et les grands barons étaient là, la mine renfrognée, espérant confusément que personne ne réussirait l’épreuve et que, bientôt, ils feraient valoir leurs droits sur la couronne de Bretagne. Et lorsque, sur l’ordre de l’archevêque, le jeune Arthur se fut avancé, eut saisi l’épée à deux mains, l’eut retirée sans effort du perron où elle était enserrée et l’eut brandie au-dessus de sa tête, ils firent tous une épouvantable grimace, songeant avec amertume qu’un jeune homme de dix-sept ans, qui n’était même pas encore chevalier, les supplantait, eux, les rois de la guerre qui avaient fait si longtemps régner la terreur sur les champs de bataille. Mais ils devaient se rendre à l’évidence. Arthur, cet inconnu à la naissance obscure, avait bel et bien réussi l’épreuve de l’épée. Il avait été choisi par Dieu, et il y avait maintenant un roi au royaume de Bretagne.

Pendant que tous les barons, entourant Arthur, se dirigeaient vers l’église pour y entonner le chant du Te Deum, Merlin, qui n’avait cessé de rôder à travers les groupes, ne pouvait s’empêcher de rire : « Adultère ! Inceste ! Ruses du diable ! marmonnait-il. Et pourtant, que de jeunesse ! Que d’espérance ! Que de générosité ! Plaise à Dieu que ce ne soit pas entièrement en vain ! » Il n’entra pas dans l’église, préférant en longer les murs comme un mendiant qui attend patiemment la sortie des fidèles pour tendre sa sébile et demander l’aumône. Quand il fut parvenu à hauteur du chevet, il aperçut une femme, engoncée dans son manteau rouge, mais dont l’abondante chevelure noire débordait du capuchon pour se répandre dans le vent. Elle marchait, comme lui, en longeant les murs, mais dans le sens opposé. Elle s’arrêta devant Merlin. « Ainsi donc, dit-elle, c’était mon frère, du moins le fils de ma mère ! » – « Comment le sais-tu, Morgane ? » demanda Merlin. Le rire de Morgane résonna longuement contre les murs de l’église. « J’étais là, Merlin, t’en souviens-tu ? dit-elle. J’étais là quand ton roi Uther, que l’Ennemi garde en ses sinistres séjours, a fait l’amour avec ma mère tandis que mourait mon père ! Et tout cela par tes sortilèges, Merlin ! Au fond, c’est toi le véritable père d’Arthur ! »

Morgane tremblait de rage, mais aucune larme ne coulait de ses yeux. « Calme-toi, Morgane, dit Merlin. Il fallait qu’il en fût ainsi. Tu devrais l’admettre une fois pour toutes et t’incliner devant la volonté de Dieu. » – « Je ne m’inclinerai jamais devant quiconque ! » s’écria Morgane. Merlin la regarda attentivement et, cette fois, son regard pénétra celui de Morgane. « Laisse ton orgueil, Morgane. Tu as encore beaucoup de choses à apprendre. » – « Alors, apprends-les-moi », dit Morgane avec insolence. – « Oui, dit Merlin, c’est peut-être le moment. Ils ont leur roi et ils n’ont plus besoin de nous, du moins pour l’instant. Viens avec moi, Morgane… » Et tandis que s’élevait le chant du Te Deum en rafales triomphantes sur la vallée et sur les forêts, Merlin saisit Morgane par le bras et l’entraîna sur le chemin qui menait vers le nord[102].